Lorenzaccio - Acte II - Scène 5

Une salle du palais des Strozzi.

PHILIPPE STROZZI, LE PRIEUR, LOUISE, occupée à travailler ; LORENZO, couché sur un sofa.

Philippe.

Dieu veuille qu’il n’en soit rien ! Que de haines inextinguibles, implacables, n’ont pas commencé autrement ! Un propos ! la fumée d’un repas jasant sur les lèvres épaisses d’un débauché ! voilà les guerres de famille, voilà comme les couteaux se tirent. On est insulté, et on tue ; on a tué, et on est tué. Bientôt les haines s’enracinent ; on berce les fils dans les cercueils de leurs aïeux, et des générations entières sortent de terre l’épée à la main.

Le prieur.

J’ai peut-être eu tort de me souvenir de ce méchant propos et de ce maudit voyage à Montolivet ; mais le moyen d’endurer ces Salviati ?

Philippe.

Ah ! Léon, Léon, je te le demande, qu’y aurait-il de changé pour Louise et pour nous-mêmes, si tu n’avais rien dit à mes enfants ? La vertu d’une Strozzi ne peut-elle oublier un mot d’un Salviati ? L’habitant d’un palais de marbre doit-il savoir les obscénités que la populace écrit sur ses murs ? Qu’importe le propos d’un Julien ? Ma fille en trouvera-t-elle moins un honnête mari ? ses enfants la respecteront-ils moins ? M’en souviendrai-je, moi, son père, en lui donnant le baiser du soir ? Où en sommes-nous, si l’insolence du premier venu tire du fourreau des épées comme les nôtres ? Maintenant tout est perdu ; voilà Pierre furieux de tout ce que tu nous as conté. Il s’est mis en campagne ; il est allé chez les Pazzi. Dieu sait ce qui peut arriver ! Qu’il rencontre Salviati, voilà le sang répandu, le mien, mon sang sur le pavé de Florence ! Ah ! pourquoi suis-je père !

Le prieur.

Si on m’eût rapporté un propos sur ma sœur, quel qu’il fût, j’aurais tourné le dos, et tout aurait été fini là ; mais celui-là m’était adressé ; il était si grossier, que je me suis figuré que le rustre ne savait de qui il parlait ; — mais il le savait bien.

Philippe.

Oui, ils le savent, les infâmes ! ils savent bien où ils frappent ! Le vieux tronc d’arbre est d’un bois trop solide ; ils ne viendraient pas l’entamer. Mais ils connaissent la fibre délicate qui tressaille dans ses entrailles lorsqu’on attaque son plus faible bourgeon. Ma Louise ! ah ! qu’est-ce donc que la raison ? Les mains me tremblent à cette idée. Juste Dieu ! La raison, est-ce donc la vieillesse ?

Le prieur.

Pierre est trop violent.

Philippe.

Pauvre Pierre ! comme le rouge lui est monté au front ! comme il a frémi en t’écoutant raconter l’insulte faite à sa sœur ! C’est moi qui suis un fou, car je t’ai laissé dire. Pierre se promenait par la chambre à grands pas, inquiet, furieux, la tête perdue ; il allait, il venait, comme moi maintenant. Je le regardais en silence : c’est un si beau spectacle qu’un sang pur montant à un front sans reproche ! Ô ma patrie ! pensais-je, en voilà un, et c’est mon aîné. Ah ! Léon, j’ai beau faire, je suis un Strozzi.

Le prieur.

Il n’y a peut-être pas tant de danger que vous le pensez. — C’est un grand hasard s’il rencontre Salviati ce soir. — Demain nous verrons toutes les choses plus sagement.

Philippe.

N’en doute pas ; Pierre le tuera, ou il se fera tuer.

Il ouvre la fenêtre.

Où sont-ils maintenant ? Voilà la nuit ; la ville se couvre de profondes ténèbres ; ces rues sombres me font horreur ; — le sang coule quelque part ; j’en suis sûr.

Le prieur.

Calmez-vous.

Philippe.

À la manière dont mon Pierre est sorti, je suis sûr qu’il ne rentrera que vengé ou mort. Je l’ai vu décrocher son épée en fronçant le sourcil ; il se mordait les lèvres, et les muscles de ses bras étaient tendus comme des arcs. Oui, oui, maintenant il meurt ou il est vengé ; cela n’est pas douteux.

Le prieur.

Remettez-vous, fermez cette fenêtre.

Philippe.

Eh bien ! Florence, apprends-la donc à tes pavés, la couleur de mon noble sang ! Il y a quarante de tes fils qui l’ont dans les veines. Et moi, le chef de cette famille immense, plus d’une fois encore ma tête blanche se penchera du haut de ces fenêtres, dans les angoisses paternelles ! plus d’une fois ce sang, que tu bois peut-être à cette heure avec indifférence, séchera au soleil de tes places ! Mais ne ris pas ce soir du vieux Strozzi, qui a peur pour son enfant. Sois avare de sa famille, car il viendra un jour où tu la compteras, où tu te mettras avec lui à la fenêtre, et où le cœur te battra aussi lorsque tu entendras le bruit de nos épées.

Louise.

Mon père ! mon père ! vous me faites peur.

Le prieur, bas à Louise.

N’est-ce pas Thomas qui rôde sous ces lanternes ? il m’a semblé le reconnaître à sa petite taille. Le voilà parti.

Philippe.

Pauvre ville ! où les pères attendent ainsi le retour de leurs enfants ! Pauvre patrie ! pauvre patrie ! Il y en a bien d’autres à cette heure qui ont pris leur manteau et leur épée pour s’enfoncer dans cette nuit obscure ; et ceux qui les attendent ne sont point inquiets ; ils savent qu’ils mourront demain de misère, s’ils ne meurent de froid cette nuit. Et nous, dans ces palais somptueux, nous attendons qu’on nous insulte pour tirer nos épées ! Le propos d’un ivrogne nous transporte de colère, et disperse dans ces sombres rues nos fils et nos amis ! Mais les malheurs publics ne secouent pas la poussière de nos armes. On croit Philippe Strozzi un honnête homme, parce qu’il fait le bien sans empêcher le mal ; et maintenant, moi, père, que ne donnerais-je pas pour qu’il y eût au monde un être capable de me rendre mon fils et de punir juridiquement l’insulte faite à ma fille ! Mais pourquoi empêcherait-on le mal qui m’arrive, quand je n’ai pas empêché celui qui arrive aux autres, moi qui en avais le pouvoir ? Je me suis courbé sur des livres, et j’ai rêvé pour ma patrie ce que j’admirais dans l’antiquité. Les murs criaient vengeance autour de moi, et je me bouchais les oreilles pour m’enfoncer dans mes méditations ; il a fallu que la tyrannie vînt me frapper au visage pour me faire dire : Agissons ! et ma vengeance a des cheveux gris.

Entrent Pierre, Thomas et François Pazzi.

Pierre.

C’est fait ; Salviati est mort.

Il embrasse sa sœur.

Louise.

Quelle horreur ! tu es couvert de sang.

Pierre.

Nous l’avons attendu au coin de la rue des Archers ; François a arrêté son cheval ; Thomas l’a frappé à la jambe, et moi…

Louise.

Tais-toi ! tais-toi ! tu me fais frémir ; tes yeux sortent de leurs orbites ; tes mains sont hideuses ; tout ton corps tremble, et tu es pâle comme la mort.

Lorenzo, se levant.

Tu es beau, Pierre, tu es grand comme la vengeance.

Pierre.

Qui dit cela ? Te voilà ici, toi, Lorenzaccio !

Il s’approche de son père.

Quand donc fermerez-vous votre porte à ce misérable ? ne savez-vous donc pas ce que c’est, sans compter l’histoire de son duel avec Maurice ?

Philippe.

C’est bon, je sais tout cela. Si Lorenzo est ici, c’est que j’ai de bonnes raisons pour l’y recevoir. Nous en parlerons en temps et lieu.

Pierre, entre ses dents.

Hum ! des raisons pour recevoir cette canaille ? Je pourrais bien en trouver, un de ces matins, une très bonne aussi pour le faire sauter par les fenêtres. Dites ce que vous voudrez, j’étouffe dans cette chambre de voir une pareille lèpre se traîner sur nos fauteuils.

Philippe.

Allons, paix ! tu es un écervelé ! Dieu veuille que ton coup de ce soir n’ait pas de mauvaises suites pour nous ! Il faut commencer par te cacher.

Pierre.

Me cacher ! Et au nom de tous les saints, pourquoi me cacherais-je ?

Lorenzo, à Thomas.

En sorte que vous l’avez frappé à l’épaule ? Dites-moi donc un peu…

Il l’entraîne dans l’embrasure d’une fenêtre ; tous deux s’entretiennent à voix basse.

Pierre.

Non, mon père, je ne me cacherai pas. L’insulte a été publique, il nous l’a faite au milieu d’une place. Moi, je l’ai assommé au milieu d’une rue, et il me convient demain matin de le raconter à toute la ville. Depuis quand se cache-t-on pour avoir vengé son honneur ? Je me promènerais volontiers l’épée nue, et sans en essuyer une goutte de sang.

Philippe.

Viens par ici, il faut que je te parle. Tu n’es pas blessé, mon enfant ? tu n’as rien reçu dans tout cela ?

Ils sortent.

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